Andrea Oberhuber

Professeure de littérature, spécialiste de l'écriture des femmes (XIXe-XXIe s.), de photolittérature et des avant-gardes historiques

À propos

Créé à l’occasion du colloque international « Héritages de Claude Cahun et Marcel Moore » (co-organisé en mai 2015 avec Alexandra Arvisais), Héritages de Claude Cahun et Marcel Moore a pour vocation de rassembler des études (monographies, ouvrages collectifs, mémoires de maîtrise, thèses de doctorat), diverses informations et des travaux d’artistes contemporain·es en lien avec l’œuvre littéraire et picturale du couple créateur Cahun-Moore.

Entre

Yuriel Amaro, Claude Cahun en Méduse, d’après l’autoportrait de 1914, techniques mixtes sur toile, 28″ x 20″, 2015

Entre(-deux)

On ne sort pas de l’œuvre de Claude Cahun comme on y est entré. D’ailleurs, on n’y entre pas par hasard. Les motifs et les raisons pour lesquels on fréquente Cahun, ses textes littéraires et ses images photographiques sont probablement aussi éclectiques que le nombre toujours croissant de chercheuses et de chercheurs se penchant sur cette auteure-artiste de la première moitié du XXe siècle, son œuvre insolite, sa conception esthétique transfrontalière et certains liens de filiation qui peuvent s’établir avec des auteures ou des artistes contemporains. Depuis une quinzaine d’années, cette « oubliée » de l’histoire culturelle1 Rappelons sans trop insister – parce que cela a été dit et redit – que, après sa mort en 1954, Cahun a été évincée de la mémoire collective avant sa redécouverte par François Leperlier et la relecture de son œuvre dans le cadre de la critique féministe et des gender studies nord-américaines. suscite l’intérêt des historiens de l’art et, de plus en plus souvent, aussi celui des critiques littéraires. Qu’il entre dans cette œuvre protéiforme par la porte des (auto)portraits spectaculaires réalisés par le couple2Tirza True Latimer explique de manière convaincante que la majorité des (auto)portraits est le résultat de prises de vue communes, effectuées donc par le couple Cahun-Moore ; l’ombre de Moore apparaît d’ailleurs à l’occasion dans la partie inférieure de l’image, à droite, en guise de (co)signature : « Entre Claude Cahun et Marcel Moore », dans A. Oberhuber (dir.), Claude Cahun : contexte, posture, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux, Montréal, Département des littératures de langue française, coll. « Paragraphes », 2007, p. 31-42. Elle y revient dans « Narcissus and Narcissus », Women Together, Woman Apart : Portraits of Lesbian Paris, New Jersey, Rutgers University Press, 2006, p. 68-104. Voir aussi Jennifer Shaw qui insiste sur le principe collaboratif à l’œuvre dans les photomontages d’Aveux non avenus : « Singular Plural : Collaborative Self-Images in Claude Cahun’s Aveux non avenus », dans Whitney Chadwick et Tirza True Latimer (dir.), The Modern Woman Revisited. Paris Between the Wars, New Brunswick, Rutgers University Press, 2003, 155-165 et Andrea Oberhuber, « Aimer, s’aimer à s’y perdre », Intermédialités, no 4, 2004, p. 87-114. ou par la fenêtre plus étroite des écrits, demeurés largement inaccessibles jusqu’à leur réédition en 20023Claude Cahun, Écrits, édition présentée et établie par François Leperlier, Paris, Jean-Michel Place, 2002. Cette réédition rassemble les œuvres publiées à l’époque, à commencer par Vues et visions à Les Paris sont ouverts, de même que plusieurs textes inédits, dont Confidences au miroir., le regardant-lisant se voit pris dans un mouvement de balancier défiant tout équilibriste. Car chaque texte renvoie à un autre texte, chaque image renvoie à une autre image ; chaque œuvre picturale trouve son « reflet » dans un des textes littéraires, essayistiques ou politiques – des poèmes en prose, des nouvelles et des récits de soi côtoient un essai poétique, des tracts et des pamphlets –, chaque texte fait surgir devant l’œil imaginaire un autoportrait, un photomontage, un objet surréaliste, un tableau photographique, un instantané ou un portrait d’artiste4Je reprends grosso modo la typologie telle que proposée par Heike Ander et Dirk Snauwaert dans le catalogue raisonné de l’excellent catalogue d’exposition Claude Cahun. Bilder, Munich, Schirmer-Mosel, 1997. Pour les reproductions des images photographiques, on se référera, comme le font par ailleurs la plupart des auteurs du présent collectif, à ce catalogue ou à celui édité à l’occasion de l’exposition de l’œuvre de Cahun au Musée d’art moderne de la Ville de Paris : Claude Cahun. Photographe, Paris, Jean-Michel Place, 1995. Sur le site du Jersey Heritage Museum, que l’on consultera avec bénéfice pour le sérieux des informations avec lequel sont présentées les images, sont rassemblées 344 photographies réalisées par Cahun (et Marcel Moore) : http://www.jerseyheritagetrust.org.

Yuriel Amaro, The Heroin of the Carnival, techniques mixtes sur bois, 36″ x 24″, 2014.

Qu’on entre donc dans cette œuvre à l’occasion de l’une des nombreuses expositions consacrées à Claude Cahun (et plus rarement à Cahun et à Marcel Moore, son alter ego et compagne de vie5Les deux femmes artistes collaborèrent si étroitement, notamment dans le domaine photographique et théâtral, qu’il convient, à la lumière des études de Carolyn J. Dean, de Laura Cottingham, de Marie-Jo Bonnet, de Tirza True Latimer et d’Andrea Oberhuber, de voir derrière cette collaboration un concept artistique remettant en cause l’idée du génie créateur individuel.), qu’on soit porté par un intérêt littéraire manifeste ou par le simple esprit de curiosité, l’essentiel étant toujours d’y rester suffisamment longtemps. Au moins assez longtemps pour se laisser bousculer par ces images textuelles et visuelles qui nous aspirent comme par magie dans le monde d’un ailleurs permanent, dans l’univers de l’insolite et du spéculaire, du rêve et du « carnaval perpétuel6Claude Cahun, « Carnaval en chambre », Écrits, op. cit., p. 50. », pour reprendre une idée-clé, sinon la notion essentielle, de la conception esthétique cahunienne : une esthétique de l’entre(-deux) basée sur la métamorphose et le polymorphisme, sur l’inavouable et l’illisible, sur le « devenir au lieu d’être7Claude Cahun, Aveux non avenus, illustré d’héliogravures composées par Moore d’après les projets de l’auteur, Paris, Éditions du Carrefour, 1930, p. 229. ». À partir d’une pratique scripturaire qui marie délibérément l’écriture et le dessin, le verbe et le trait graphique, le fragment textuel et le photomontage au sein d’un même espace plastique, le lecteur-spectateur, ou disons plutôt le « spectacteur » que nous sommes, que nous sommes contraints à devenir face à cette œuvre, bascule dans une sorte d’onirocosme où la recherche des points de repères n’est pas chose aisée tant les mondes possibles s’emmêlent : les paroles semblent libérées des contraintes quotidiennes et les séries d’images kaléidoscopiques sollicitent notre contribution de double exégète dans l’assemblage des différents morceaux. C’est que la forme dynamique entre texte et image que propose la majorité des œuvres cahuniennes ne cesse de mettre en question – et d’inclure dans sa cinétique – la réception de l’œuvre par un lecteur nouveau, le spectacteur, donc, qui est appelé à s’impliquer totalement dans le processus de perception et de lecture. Face à cette démarche chorégraphiée en des temps d’écriture achroniques et fragmentaires, d’une part, et en des espaces dialogiques entre le poétique et le visuel, d’autre part, le spectacteur a tout intérêt à se laisser séduire par une esthétique qui fait « parler » les images et « voir » les textes, comme l’illustrent si bien Vues et visions, Aveux non avenus, ou encore Le Cœur de Pic (livre surréaliste co-signé avec la poète Lise Deharme), pour ne citer que trois œuvres emblématiques à cet égard.

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Texte repris (et légèrement modifié) d’Andrea Oberhuber, « Entre », Claude Cahun : contexte, posture, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux, Montréal, Département des littératures de langue française, coll. « Paragraphes », 2007, p. 13-26.

  • 1
    Rappelons sans trop insister – parce que cela a été dit et redit – que, après sa mort en 1954, Cahun a été évincée de la mémoire collective avant sa redécouverte par François Leperlier et la relecture de son œuvre dans le cadre de la critique féministe et des gender studies nord-américaines.
  • 2
    Tirza True Latimer explique de manière convaincante que la majorité des (auto)portraits est le résultat de prises de vue communes, effectuées donc par le couple Cahun-Moore ; l’ombre de Moore apparaît d’ailleurs à l’occasion dans la partie inférieure de l’image, à droite, en guise de (co)signature : « Entre Claude Cahun et Marcel Moore », dans A. Oberhuber (dir.), Claude Cahun : contexte, posture, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux, Montréal, Département des littératures de langue française, coll. « Paragraphes », 2007, p. 31-42. Elle y revient dans « Narcissus and Narcissus », Women Together, Woman Apart : Portraits of Lesbian Paris, New Jersey, Rutgers University Press, 2006, p. 68-104. Voir aussi Jennifer Shaw qui insiste sur le principe collaboratif à l’œuvre dans les photomontages d’Aveux non avenus : « Singular Plural : Collaborative Self-Images in Claude Cahun’s Aveux non avenus », dans Whitney Chadwick et Tirza True Latimer (dir.), The Modern Woman Revisited. Paris Between the Wars, New Brunswick, Rutgers University Press, 2003, 155-165 et Andrea Oberhuber, « Aimer, s’aimer à s’y perdre », Intermédialités, no 4, 2004, p. 87-114.
  • 3
    Claude Cahun, Écrits, édition présentée et établie par François Leperlier, Paris, Jean-Michel Place, 2002. Cette réédition rassemble les œuvres publiées à l’époque, à commencer par Vues et visions à Les Paris sont ouverts, de même que plusieurs textes inédits, dont Confidences au miroir.
  • 4
    Je reprends grosso modo la typologie telle que proposée par Heike Ander et Dirk Snauwaert dans le catalogue raisonné de l’excellent catalogue d’exposition Claude Cahun. Bilder, Munich, Schirmer-Mosel, 1997. Pour les reproductions des images photographiques, on se référera, comme le font par ailleurs la plupart des auteurs du présent collectif, à ce catalogue ou à celui édité à l’occasion de l’exposition de l’œuvre de Cahun au Musée d’art moderne de la Ville de Paris : Claude Cahun. Photographe, Paris, Jean-Michel Place, 1995. Sur le site du Jersey Heritage Museum, que l’on consultera avec bénéfice pour le sérieux des informations avec lequel sont présentées les images, sont rassemblées 344 photographies réalisées par Cahun (et Marcel Moore) : http://www.jerseyheritagetrust.org
  • 5
    Les deux femmes artistes collaborèrent si étroitement, notamment dans le domaine photographique et théâtral, qu’il convient, à la lumière des études de Carolyn J. Dean, de Laura Cottingham, de Marie-Jo Bonnet, de Tirza True Latimer et d’Andrea Oberhuber, de voir derrière cette collaboration un concept artistique remettant en cause l’idée du génie créateur individuel.
  • 6
    Claude Cahun, « Carnaval en chambre », Écrits, op. cit., p. 50.
  • 7
    Claude Cahun, Aveux non avenus, illustré d’héliogravures composées par Moore d’après les projets de l’auteur, Paris, Éditions du Carrefour, 1930, p. 229.